Histoires d’espions : Günter Guillaume, l’homme qui fit tomber Willy Brandt


Histoires d’espions : Günter Guillaume, l’homme qui fit tomber Willy Brandt:

Plus de quarante ans après, l’affaire Guillaume demeure le plus grand scandale d’espionnage dans l’Allemagne d’après-guerre.

À 6 h 32 du matin, le monde du jeune Pierre s’est effondré. L’adolescent a 17 ans. Il vit sans histoires à Bonn, la capitale de l’Allemagne de l’Ouest, avec ses parents. Sa mère, Christel Guillaume, est secrétaire au bureau du SPD de Hesse.
Son père, Günter Guillaume, travaille à la Chancellerie fédérale. C’est un proche collaborateur de son héros politique, le chancelier Willy Brandt. Pierre
s’est d’ailleurs engagé chez les Jeunes socialistes pour le leader social-démocrate.

Mais ce 24 avril 1974, la police débarque à la maison, au numéro 107 d’Ubierstrasse. Les enquêteurs fouillent tout, emportent des documents en pagaille, même certains de ses disques. Il ne comprend rien de ce qui se déroule devant ses yeux.
Ils arrêtent ses parents. Christel Guillaume pleure. Günter Guillaume disparaît dans le fourgon. Un peu plus tard, face aux policiers qui l’ont démasqué, le père lance comme par désespoir: «Je suis officier de l’armée populaire d’Allemagne de
l’Est et membre du ministère de la Sécurité intérieure. Je vous demande de respecter mon rang d’officier.»

Plus de quarante ans après, l’affaire Guillaume demeure le plus grand scandale d’espionnage dans l’Allemagne d’après-guerre. Elle coûtera son siège à Willy Brandt, qui démissionnera le 7 mai 1974, quelques jours après l’arrestation de son collaborateur,
espion de la Stasi comme son épouse. Pierre Guillaume, qui a changé de nom en 1988 pour s’appeler Pierre Boom, s’est accommodé de cette histoire qui le poursuit. «Ce n’est plus difficile d’en parler», confie-t-il. «J’assume le rôle de témoin historique.
Mais ce fut un choc pour moi comme pour la société.»

«Il y a encore beaucoup de zones d’ombre pour moi. Ma mère disait qu’elle s’était laissé entraîner dans cette vie.»

Pierre Boom

Pour lui d’abord: à 18 ans, en 1975, cet enfant né à l’Ouest quitte Bonn pour la RDA, sur le conseil du régime communiste, qui prend en charge son train de vie. C’est aussi le seul moyen d’échapper à la pression publique et d’être sûr de pouvoir revoir
ses parents, s’ils sont un jour extradés. Ce sera le cas en 1981, dans le cadre d’un échange d’espions. «Mais la discussion a été pour toujours rompue avec mon père», raconte Pierre Boom. Taisant ses contradictions, défendant le régime communiste
jusqu’au bout, l’ancien espion s’est muré dans le silence jusqu’à sa mort. «Il y a encore beaucoup de zones d’ombre pour moi. Ma mère disait qu’elle s’était laissé entraîner dans cette vie», poursuit le fils qui vit aujourd’hui sur l’île de Sylt,
au nord de l’Allemagne. «Mon père aimait la France», ajoute-t-il. «Avec ma mère, ils auraient aimé prendre leur retraite un jour là-bas, pas à Cuba», raconte-t-il en plaisantant. Mais cette vie n’avait jamais été prévue pour eux.

Lorsqu’ils quittent l’Allemagne de l’Est, en 1956, Günter Guillaume et son épouse ont pour mission d’infiltrer l’Allemagne de l’Ouest. À cette date, la frontière n’est pas encore infranchissable et des flots de migrants traversent le pays pour fuir
le communisme. Les deux agents passent inaperçus, comme des dizaines d’autres. Ils ont l’air de s’aimer réellement par ailleurs, même si, des années plus tard, Christel Guillaume s’est persuadée du contraire: «Elle pensait qu’elle avait été choisie
par le régime à cause de son ascendance hollandaise: ses origines familiales avaient fourni un prétexte pour passer la frontière», raconte Gerhard Haase-Hindenberg, journaliste et comédien, co-auteur du livre autobiographique de Pierre Boom Le Père étranger.
«Dans le couple, c’était elle la plus intelligente», poursuit-il en racontant sa rencontre avec elle au début des années 2000 dans un petit appartement triste de Berlin. Elle est décédée depuis.

Une carrière socialement brillante

À son arrivée à Francfort, le couple commence par ouvrir un café et un débit de tabac, nommé «Boom am Dom». C’est leur base pour débuter dès 1957 leurs opérations: observer le SPD. Christel Guillaume est embauchée comme secrétaire au SPD, puis au
gouvernement régional où elle assiste le secrétaire d’État Willi Birkelbach. Elle a alors accès à de nombreux documents internes, y compris des notes de l’Otan. Mais son rôle était avant tout de seconder son époux. Günter Guillaume mène une carrière
socialement brillante. En une décennie, il a seulement franchi quelques échelons au sein du parti. Mais en 1969, lorsque Willy Brandt remporte les élections, il est en mesure d’être candidat à un poste à la Chancellerie, où il est chargé de suivre
les affaires internes du parti. Pour un espion, c’est une source cependant médiocre. Après avoir échoué à se faire élire sur une liste régionale la même année, Christel Guillaume renonce de son côté à ses activités pour se recentrer sur «sa vie
officielle». La Stasi se désintéresse d’elle pour se concentrer sur son époux, qui est entré au cœur du pouvoir.

Son ascension tient beaucoup à l’incompétence des services de sécurité.

Son ascension tient beaucoup à l’incompétence des services de sécurité. Lorsque Günter Guillaume se soumet aux examens de contrôle avant d’être embauché à la Chancellerie, son dossier est déjà entaché de zones d’ombre. «Les services de renseignement
ouest-allemands savaient que Guillaume, dans les années 1950, avait travaillé pour des organes de propagande en RDA», explique Eckard Michels, professeur d’histoire au Birkbeck College de Londres. Il a été le premier historien à avoir accès, pour
son livre Guillaume, une carrière germano-allemande, aux sources de la Stasi. «Mais il s’est défendu en expliquant qu’il s’agissait de missions qu’il avait dû assurer par obligation au sein du régime communiste. Les gens ont considéré que
son évolution en quinze ans était normale», résume l’historien. Au SPD, Günter Guillaume passait aussi pour un membre de l’aile droite. Il s’opposait par exemple au rapprochement avec l’Allemagne de l’Est.

Willy Brandt et sa femme Rut suivis de Günter Guillaume, à Bonn en 1973.
Willy Brandt et sa femme Rut suivis de Günter Guillaume, à Bonn en 1973. – Crédits photo : Rue des Archives/©Imago/Rue des Archives

À la Chancellerie, il gravit les échelons pour atteindre l’entourage de Willy Brandt. Ses talents d’organisateur lui permettent d’obtenir une place dans l’équipe de campagne en 1972 et d’intégrer dans la foulée le dernier cercle du pouvoir. L’enquête
du Bundesamt für Verfassungsschutz, le renseignement allemand, le rattrape un an plus tard. Le BfV est intrigué depuis très longtemps par plusieurs messages captés à l’Est. Il est question d’un espion nommé G. Les officiers est-allemands ont aussi
commis l’erreur monumentale de féliciter celui-ci pour la naissance de son fils… «bienvenue au deuxième homme», avaient-ils écrit en 1957. À force de lents recoupements, le BfV finit par soupçonner Guillaume et alerte la Chancellerie.

Pourtant, étonnamment, le ministre de l’Intérieur FDP Hans-Dietrich Genscher, prévenu par le patron du BfV Günther Nollau, décide d’attendre pour étayer le dossier à charge et démasquer d’éventuels complices. Le chancelier Willy Brandt n’a pas non
plus été convaincu par l’exposé de son ministre, il croit en la loyauté de Günter Guillaume. Il lui demande d’ailleurs de l’accompagner, ainsi que sa famille, en vacances en Norvège. L’espion profite de cette proximité pour subtiliser un courrier
adressé au chancelier allemand par le président américain Richard Nixon. Ce sera son fait d’armes.

«Les rapports que Günter Guillaume remettaient à la Stasi étaient en réalité assez inoffensifs», assure l’historien Eckard Michels. «Ils étaient notés entre deux et quatre étoiles sur une échelle qui en compte cinq», poursuit-il. La plupart du temps,
l’espion ne s’aventure pas au-delà du champ initial de sa mission: les affaires internes du SPD, les syndicats, un peu de commerce international. De l’alcoolisme de Willy Brandt, de ses rapports avec les femmes ou de la maladie qui le frappe,
il n’est jamais question dans les documents consultés par le chercheur. Pourtant, Guillaume avait bien accès à la vie privée du chancelier et souvent, il servait de rabatteur pour sélectionner les jeunes femmes conduites au chancelier.

« De mon point de vue, Guillaume, en dix-huit ans, était progressivement passé du statut d’espion à celui de citoyen ouest-allemand presque normal. Il avait continué son activité parce qu’il avait peur de représailles de la Stasi.»

Eckard Michels, historien

«De mon point de vue, Guillaume, en dix-huit ans, était progressivement passé du statut d’espion à celui de citoyen ouest-allemand presque normal. Il avait continué son activité parce qu’il avait peur de représailles de la Stasi», affirme Eckard Michels.
«Sans doute qu’il avait réalisé que l’image négative de la RFA ne correspondait pas à la réalité et que le système social ouest-allemand n’était pas si mauvais, qu’il permettait une ascension sociale, comme la sienne», avance l’historien. «Tout
simplement, il s’était mis à apprécier vraiment Willy Brandt», estime Gerhard Haase-Hindenberg. Mais Günter Guillaume n’a jamais voulu le confirmer. «Mon père était, au minimum, partagé», pense Pierre Boom.

Le chancelier Willy Brandt apprend l’arrestation de son collaborateur à la descente de son avion, de retour d’un voyage en Afrique du Nord. Dans ses Mémoires, il assure ne pas avoir eu conscience, à cet instant, que la fin commençait pour lui.
Jusqu’au bout, l’affaire Guillaume a été sous-estimée. Les rivaux de Brandt, de leur côté, ont en revanche saisi le caractère explosif de la révélation. Devenue affaire d’État, le scandale est l’instrument de la chute de Willy Brandt. Critiqué
dans son camp, le chancelier a accumulé trop de faiblesses personnelles et politiques pour résister.

De l’autre côté du rideau de fer, la crise politique qui s’ouvre en RFA est vécue comme une catastrophe. La RDA n’aurait eu aucune raison de nuire à l’artisan de l’Ostpolitik, la politique d’ouverture vers l’Est. Quand une motion de censure avait
été déposée au Bundestag en 1972 contre Willy Brandt, la Stasi avait secrètement plaidé pour qu’elle ne soit pas votée. À leur retour en RDA, le couple espion est pourtant décoré comme des héros par la Stasi. Maigre consolation. Quelques mois
plus tard, Günter et Christel Guillaume finissent par divorcer. Retour à la réalité.

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