La Russie mise-t-elle sur la «diplomatie d’influence»?


La Russie mise-t-elle sur la «diplomatie d’influence»?:

DÉCRYPTAGE – Face à l’Occident et à sa rhétorique, Moscou a mis en place, depuis le milieu des années 2000, les outils d’un «soft power» singulièrement offensif, au service de ses intérêts de puissance.

Depuis le milieu des années 2000, pour contrer les «révolutions de couleur» et l’attraction exercée par l’Occident sur les pays de l’ex-espace soviétique, Moscou a développé les instruments d’une diplomatie publique. Un soft power qui apparaît
souvent moins soucieux de promouvoir l’image de la Russie que d’affaiblir la position de l’adversaire.

● Un pays à la reconquête de son influence?

Maria Zakharova, l’influente porte-parole du ministère russe des Affaires
étrangères (MID), a posté tout récemment sur son site Facebook une photo prise à l’Assemblée générale des Nations unies, à New York, où elle accompagnait Sergueï Lavrov. On y voit les ambassadeurs de divers pays faisant la queue pour s’entretenir
avec le chef de la diplomatie russe – et cette légende, caustique : «J’adore observer l’isolement de la Russie». De fait, affirme-t-elle au Figaro, «l’influence de la diplomatie russe s’accroît dans le monde». La Russie mène-t-elle
une soft diplomacy? «Nous menons une mid-soft diplomacy. Activement», corrige la porte-parole du MID, sans préciser son propos. «Par rapport à la période antérieure à 2014, l’influence de la Russie dans le monde a progressé tant sur le plan
politique, militaire et de l’information, confirme Dmitri Trenine, le directeur du think-tank Carnegie à Moscou. C’est le cas en Ukraine, au Proche-Orient, en Afrique, en Asie et en partie en Amérique latine.»

La diplomatie russe a toujours été à la recherche de l’influence et de la puissance

Evguénia Obitchkina, professeure à l’Institut des relations internationales de Moscou

Un constat que certains indicateurs viennent sérieusement nuancer. La Russie arrive au 28e rang sur 30 (loin derrière le Royaume-Uni, l’Allemagne ou la France) dans le classement «Soft Power 30» des pays les plus efficaces dans leur diplomatie
publique. Les réticences à l’égard de la Russie, voire la russophobie, qui s’exprime en Occident, y compris dans les sphères officielles, comme l’a pointé Emmanuel Macron devant les ambassadeurs, fin août, attisent à Moscou des inquiétudes.
Celles-ci s’enracinent dans l’histoire russe et dans des souvenirs qui hantent toujours Vladimir Poutine. «La diplomatie russe a toujours été à la recherche de l’influence et de la puissance. Son grand problème, après la chute de l’URSS, a
été sa perte de puissance et d’influence face aux États-Unis et à l’Union européenne, relève Evguénia Obitchkina, professeure à l’Institut des relations internationales de Moscou (Mgimo). Pour la Russie, cette perte d’influence pouvait devenir
dangereuse du point de vue intérieur car la puissance extérieure a toujours été le repère de la puissance intérieure, ajoute-t-elle. Il nous fallait donc renforcer la politique extérieure pour renforcer l’emprise sur la politique intérieure.»

D’autant plus qu’à partir du milieu des années 2000, les «révolutions de couleur» sont perçues comme des préalables au franchissement des «lignes rouges» fixées par Moscou: l’entrée de la Géorgie et de l’Ukraine dans l’Otan, la perte de contrôle
sur son «étranger proche», l’émergence de menaces sur la «souveraineté et la stabilité du pays», comme le rappelle la professeure au Mgimo. Le soft power à l’occidentale et la «Pax Americana» donnent la priorité aux valeurs libérales et démocratiques,
explique-t-elle. La Russie, puissance nucléaire et membre permanent du Conseil de sécurité, est, elle, «avant tout attachée à la défense de la souveraineté au sens westphalien du terme», explique-t-elle.

● De quels instruments dispose le «Soft Power» russe?

Même si le terme de soft power, – dont la diplomatie publique n’est qu’une des facettes -, n’apparaît pas dans les documents officiels avant 2012, ce concept figure dans un décret de Vladimir Poutine, de 2007, l’année de son fameux discours
de Munich, annonçant une «nouvelle guerre froide». Le chef du Kremlin crée alors une fondation, Le Monde russe, destinée à «populariser la langue russe, trésor national de la Russie». Un «trésor» qui constitue, avec la défense des populations
russophones, l’un des principaux ressors du patriotisme russe. «Ce sont les déclarations russophobes de la Rada (le Parlement ukrainien) en 2014 et l’interdiction de la langue russe qui ont déclenché les réactions de Moscou», invoque Evguénia
Obitchkina du Mgimo. «Lignes rouges», ou prétexte pour intervenir? Lioudmila Goundarova, universitaire spécialiste en sciences politiques, rappelle que les termes «monde russe» et «diplomatie publique» font leur apparition en 2008 dans
le Concept de politique étrangère de la Fédération de Russie, qui fixe les grandes orientations en la matière.

C’est le premier ministre Dmitri Medvedev qui créera deux autres instruments de la «force douce», comme on dit en langue russe: une agence chargée des Russes à l’étranger (Rossotroudnichestvo), présente dans 80 pays, et le Fonds de soutien
à la diplomatie publique A.M. Gorchakov. Ces deux organismes fonctionnent de façon relativement opaque, leurs rapports d’activité n’étant que partiellement rendus publics. Le fonds Gorchakov est très actif par exemple dans les pays Baltes
où «la stratégie de soft power russe consiste à influer, de l’extérieur, sur la politique intérieure» (de ces États), à travers de nombreux événements, comme l’explique la politologue Vera Agueïeva dans le «Rapport 2019» de l’Observatoire
franco-russe.

La profusion et l’activisme des médias russophones sont également pointés du doigt dans les pays Baltes et pourraient l’être dans d’autres pays européens. Médias – on ne citera que Russia Today -, expositions, manifestations culturelles,
relais des communautés orthodoxes et réseaux de sympathisants européens parfois issus de franges politiques extrêmes… Vaste et divers apparaît l’archipel du soft power russe. «La culture est la principale source de la “force douce”
russe», relevait, mercredi dernier, dans les Izvestia, l’Américain Joseph Nye, père du concept de soft power. Pourtant, Dmitri Trenine, de la Carnegie, note que cette diffusion culturelle hors du pays reste limitée. «Le cinéma, la
littérature ne sont pas suffisamment utilisés hormis certains exemples ponctuels», dit-il, en soulignant tout de même le rôle croissant du tourisme. Un des plus gros «coups» de soft power tentés par Poutine aura été les Jeux olympiques de Sotchi, en 2014.
«Cela n’a pas marché», relève Evguénia Obitchkina. Les principaux dirigeants occidentaux n’ont pas fait le déplacement.

● Moscou mène-t-il une diplomatie publique de combat?

«Si vous regardez les interventions américaines, elles visent essentiellement à obliger les parties concernées à faire ce que Washington croit juste», déclarait Sergueï Lavrov, la semaine dernière aux entretiens de Valdaï, grand-messe annuelle clôturée par Vladimir Poutine. «Nous, nous ne voulons pas influencer les autres juste pour qu’ils fassent ce que nous voulons,
comme par caprice», ajoutait le chef de la diplomatie russe, la main sur le cœur. La mid-soft diplomacy est-elle pour autant sa tasse de thé? Les experts en doutent. «La diplomatie russe revient vers la diplomatie d’un État fort fondé
sur le réalisme en politique extérieure», note Dmitri Trenine de la Carnegie. Dans cette optique, «les relations internationales sont considérées comme une lutte entre différents États guidés par leurs intérêts égoïstes. La victoire
est déterminée par la force et par l’aptitude à mener cette lutte», ajoute-t-il. L’action de Moscou en Ukraine ou son engagement militaire en Syrie tendent à démontrer que les paradigmes traditionnels de la puissance, comme les forces
armées, n’ont pas été remisés au magasin des accessoires, loin de là.

Pour Trenine, « le soft power n’est pas au centre de la politique russe. Il s’apparente à ce que l’on qualifiait naguère de “propagande internationale” »

Parallèlement, d’autres outils – entrant pour certains dans la panoplie de la «guerre hybride» -, comme le cyber, ont connu un essor notable. Pour Trenine, «le soft power n’est pas au centre de la politique russe. Il s’apparente à ce que
l’on qualifiait naguère de “propagande internationale” et vise surtout à faire avancer sa propre vision des choses, à briser les arguments développés par l’adversaire». Cette politique est active depuis les années 2012-2013, précise-t-il.
À l’image de la chaîne de télévision Russia Today, devenue le principal instrument de l’influence russe à l’étranger. «Il s’agit moins de renforcer l’image positive de la Russie que de discréditer les forces politiques occidentales
que le Kremlin juge hostile», affirme le philosophe Dmitri Akhtirsky.

● Quels moyens pour quels résultats?

À partir du milieu des années 2000, la Russie a voulu se doter de nouveaux instruments relevant de la diplomatie publique et du soft power. Toutefois, «Moscou a aujourd’hui une stratégie d’influence bien différente. L’outil militaire
occupe à nouveau une place centrale dans sa politique extérieure», estime la chercheuse Anne de Tinguy (Ceri-Sciences Po). La stratégie d’influence de la Russie soulève nombre de questions, dont celle-ci: quels moyens ce pays entend-il,
et pourra-t-il, mettre à la disposition de sa politique de puissance ? D’autant que les résultats, au total, apparaissent mitigés. En 2006, la Russie avait réglé ses dettes grâce au prix du pétrole et du gaz. Tandis qu’actuellement,
crise économique et sanctions obligent, Moscou ne dispose plus des moyens qui furent ceux des années 2000-2008 pour accroître son influence.

Originalement publié sur Tumblr: https://ift.tt/2MkAC6q

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