Plongée dans la datcha de Staline, théâtre de son dernier dîner


Plongée dans la datcha de Staline, théâtre de son dernier dîner:

Le Figaro a pu visiter exceptionnellement la datcha où le «Petit Père des peuples» a vécu durant dix-neuf ans. Il est mort le 5 mars 1953 dans des circonstances en partie mystérieuses, à la suite d’un repas avec les quatre principaux membres du Politburo, qui tous convoitaient sa succession, dont le redoutable Beria.

À Moscou

Un portail où il faut montrer patte blanche, puis une route dans un petit bois touffu de bouleaux et de pins. Moscou et ses grands immeubles sont tout proches mais la frondaison épaisse protège la datcha de Kountsevo et ses lourds secrets. C’est ici,
dans une large bâtisse à deux étages de couleur vert sombre que Joseph Staline a vécu durant dix-neuf ans. Le maître de l’URSS y est mort, le 5 mars 1953, cinq jours après un dernier dîner avec son cercle rapproché du Politburo à l’issue duquel il
s’est trouvé mal. Cinq jours tandis que se déroulent, autour du tyran agonisant, les manigances des prétendants au pouvoir, partagés entre la paranoïa, la terreur et l’ambition.

«Rien n’a changé, tout est ici comme le jour de sa mort», nous assure celle qui veille avec ferveur sur ces lieux depuis vingt-neuf ans et ne veut être ni nommée ni photographiée. La datcha est placée sous la tutelle du FSO, le service d’élite
assurant la protection de Vladimir Poutine. Dans le hall lambrissé, le cintre sur le portemanteau, à gauche de l’entrée, lui était réservé – personne d’autre ne se serait risqué à l’utiliser. Aux murs, des cartes de l’URSS et de l’Europe, annotées
au crayon de sa main. «Il était passionné par les cartes», nous rappelle-t-on. Étrange atmosphère, à la fois feutrée et crépusculaire. Les lustres de cristal sont allumés, son couvert est mis dans la petite salle à manger, sa pièce préférée,
le personnel de service est en chemise blanche – exactement comme si l’on attendait le retour imminent du «Maître», c’est ainsi qu’on l’appelait.

Au gré de ses humeurs

Staline a fait construire la datcha en 1933. L’année précédente, sa deuxième épouse, Nadejda Allilouïeva, s’est suicidée et il a vécu cet événement comme une trahison. Il veut prendre de la distance avec sa famille et déménager. Le généralissime aura
eu au total à sa disposition douze datchas à travers le pays, toutes à peu près semblables. Mais il était surtout attaché à celle bâtie à Kountsevo par l’architecte Miron Mirjanov. La «datcha proche», comme on la surnomme, a l’avantage d’être à douze
minutes en voiture du Kremlin, d’où il dirige l’URSS d’une main de fer. Staline fait aménager le parc de 28 hectares, planter des érables et installer des serres. Au début des années 1940, un deuxième étage est rajouté à la maison, pour accueillir
les invités – Churchill et Mao y séjourneront. Le Géorgien, lui, demeure au rez-de-chaussée: sept pièces dans lesquelles il se déplace au gré de la lumière du jour et de ses humeurs, vivant et travaillant autour d’une table et d’un divan. «Quand il logeait dans une pièce, toute la vie s’y concentrait», raconte
l’hôtesse anonyme. «Une moitié de la table était utilisée pour lui servir ses repas, l’autre moitié était destinée au travail», indique-t-elle. «Il lit quatre cents pages par jour», nous dit-on, qu’il annote au crayon, allongé sur
un divan, avec à son chevet, une lampe en bakélite.

Le samedi 28 février 1953, en fin de journée, Staline a convié à dîner les membres de son «premier cercle». Ils arrivent à la datcha vers 23 heures. Le «Maître» vit et travaille la nuit et se lève tard. Ce soir, il a commandé du vin géorgien et du cognac.
Autour de la table de la grande salle à manger, on trouve la «bande des Quatre». Ceux qui, auprès du dirigeant suprême, tiennent le pays: Lavrenti Beria, le redoutable chef de la police politique, qui rêve de succéder à Staline, Guéorgui Malenkov,
surnommé «Mélanie», secrétaire du comité central, Nikolaï Boulganine, dit «le plombier», ministre de la Défense, et Nikita Khrouchtchev, l’Ukrainien qui finalement l’emportera sur ses rivaux.

La conversation tourne notamment autour du «complot» des blouses blanches, monté de toutes pièces par Staline pour accuser des médecins, presque tous juifs, de coup d’État. Le dirigeant attend des aveux qui tardent à venir. Il exige que l’on redouble
de brutalité. «Préparez le procès (des médecins juifs, NDLR)», ordonne-t-il, ainsi que le rapportera Khrouchtchev. Les convives se séparent vers 4 heures du matin. Staline, âgé de 74 ans, souffre d’athérosclérose. Ces derniers mois, ses visiteurs
le trouvaient fatigué et vieilli. Mais ce soir, apparemment en bonne forme, Staline raccompagne ses invités à leur voiture, éméché et d’excellente humeur. Ce sera son dernier dîner.

Après la mort du dictateur et la déstalinisation, le bâtiment deviendra un hôtel réservé au comité central du Parti. Svetlana Makeeva

Il regagne la petite salle à manger et demande à ne pas être dérangé. Staline déteste être dérangé ou surpris dans son travail. Entre la partie résidentielle de la datcha et l’aile réservée au service, il a fait construire un couloir légèrement en pente
afin de pouvoir entendre de loin les pas du personnel. Sept gardes assurent sa garde rapprochée, sous le commandement de Mikhaïl Starostine et son adjoint Piot Lozgachev. Durant la guerre, la datcha était protégée par 300 hommes et des batteries antiaériennes.
On nous confirme l’existence d’un bunker près de la maison.

Le lendemain, 1er mars, Staline ne donne aucun signe de vie. Personne n’ose pénétrer dans la datcha. À 18 heures, une lampe qui s’allume rassure le personnel. Ce n’est qu’à 22 heures, que le garde Lozgatchev, déposant le courrier dans une pièce
attenante, aperçoit le dirigeant gisant sur le sol de la petite salle à manger, en maillot de corps et bas de pyjama, semi-inconscient, incapable d’articuler une parole. Les gardes le transportent dans le grand salon, sur un canapé qu’il ne quittera
plus. Recouvert d’un drap blanc, ce divan constitue le «clou» de la visite. Starostine et Lozgachev, désemparés, appellent les membres du Politburo qui débarquent à 3 heures du matin. Beria se penche sur lui : «Vous voyez bien qu’il dort, imbéciles!» Et tous repartent. Voyant la situation se dégrader, et craignant pour leur tête, les chefs des gardes rappellent un peu plus tard. Les médecins n’arriveront qu’à 7 heures du matin. Ils ne pourront que constater l’extrême gravité de son état provoqué
par un accident cérébral.

Staline est resté treize heures sans soins, ce qui lui a sans doute été fatal. Pourquoi le médecin qui se trouvait pourtant à proximité de la datcha n’a-t-il pas été appelé? «J’ai posé la question à Starostine et il m’a simplement répondu: “Parce qu’il fallait faire comme cela”», raconte
notre «guide». «C’est la terreur qui paralysa les potentats du Politburo et les empêcha de contacter les médecins et c’est cette même peur qui poussa les gardes du corps à le faire», écrit l’historien Simon Sebag Montefiore dans La Cour du tsar rouge (Éditions
Perrin). Et il ajoute, «la décision de ne rien faire arrangeait tout le monde». Beria, l’âme damnée du régime, qui se savait menacé de purge, a en premier lieu intérêt à la disparition de Staline. C’est aussi le cas de son allié Malenkov.
Pendant l’agonie, les tractations vont bon train entre les Quatre pour la répartition des postes. Staline rend son dernier souffle le 5 mars, à 21 h 50. Sa fille Svetlana a été appelée. Présent lui aussi, son fils, Vassili, saoul, hurle contre «les salauds qui n’ont rien fait pour sauver (s)on père…»

«Je vous ai sauvé la peau»

La thèse de l’empoisonnement n’a jamais été totalement écartée. Avec réticence, la gardienne des lieux finit par l’admettre devant nous, en baissant la voix. Un élixir mortel aurait-il pu être versé dans son vin ou son cognac? Des recherches ont accrédité
cette possibilité. Le soupçon principal pèse sur Beria qui avait la haute main sur le «Bureau des poisons». «Je l’ai eu, je vous ai sauvé la peau», se serait-il vanté devant Molotov et Kaganovitch, eux aussi en délicatesse avec le «Vojd».

Les portes de la datcha ne s’entrouvrent que pour quelques visiteurs privilégiés. Le sésame, en l’occurrence, dont a aussi bénéficié France Télévisions, est venu d’une fondation franco-russe pour la recherche historique, présidée par un Français, Pierre
Malinowski, et dont la vice-présidente, Elizaveta Peskova, n’est autre que la fille du porte-parole du Kremlin…

Staline était un produit de son époque.

Vladimir Poutine

Après la mort du dictateur, il a été question d’ouvrir un musée. Mais la déstalinisation et la lutte contre le culte de la personnalité promues par Khrouchtchev enterrent le projet. La datcha devient alors un hôtel réservé au comité central du Parti.

Pas une fois, les dizaines de millions de victimes de Staline – persécutions, massacres, goulag – ne sont évoquées durant la visite. Selon un sondage de l’institut Levada, en février dernier, 41 % des Russes de 18 à 24 ans ne savent rien, ou très peu,
des répressions staliniennes. En revanche, toujours selon Levada, 70 % des Russes estiment que Staline a joué un «rôle positif» dans l’histoire du pays. Le discours du pouvoir est ambivalent. «Nous n’oublions pas les crimes commis par le régime contre son propre peuple et les horreurs des répressions de masse», concédait
Poutine dans la revue américaine National Interest, en juin dernier.

» LIRE AUSSI – La défaite cachée de Staline face au nazisme

Mais, «Staline était un produit de son époque», dit aussi le président russe au réalisateur Oliver Stone qui l’interviewe, en 2017. «Vous pouvez le diaboliser, mais il ne faut pas oublier son rôle dans la victoire contre le nazisme (…).
Et trop diaboliser revient à attaquer l’Union soviétique et la Russie», ajoutait Poutine. En octobre 1961, le cercueil de Staline a été sorti du mausolée dans lequel il reposait aux côtés de Lénine sur la place Rouge. Il a été enterré, en
catimini, sous les murs du Kremlin. «Chaque fois que j’y vais, il y a toujours beaucoup de fleurs», relève celle qui veille sur la dernière datcha du «Tsar rouge».

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